A flanc le corps et l'esprit

Trois heures et demie du matin. Des battements à flanc le corps rythment le jaillissement du souffle. L’effort se consume en saccades. Devant moi une paire de semelles conduit mon pas dans le faisceau lumineux et matinal d’une lampe électrique. Carabine Mannlicher en bandoulière, mon ami ouvre le chemin en ce matin de chasse aux chamois. Je l’accompagne en visiteur. En bas, dans la vallée, sommeillent les « tout-tristes », appellation humoristique donnée aux touristes qui se lamentent sur cette chasse en moyenne montagne.

Un silence majestueux, digne des sommets qui se font lentement jour, règne entre nous. Après une courte halte nous reprenons notre pas nonchalant. Il est bientôt six heures trente. Nouvelle halte cette fois-ci à plus de 2 000 mètres d’altitude. En vitesse, nous sortons du sac nos vêtements de rechange. Il faut faire vite. La sueur en effet vous transforme rapidement en glaçon à cette altitude et à cette heure de la journée. Mais déjà pointe à l’horizon un soleil réparateur de toute fatigue accumulée. Quelques fumées blafardes émergent des toits de la vallée. Nous nous postons à contre-vent.

Les premiers rayons de soleil teintent de rose les sommets à l’entour. Une légère brise mêlée de parfum floral titille notre narine. Une aube souveraine chasse les dernières ombres de la nuit.

Dans l’attente, des pensées me viennent à l’esprit. Moi, qui depuis si longtemps crapahute aux culs des chamois, ma caméra super huit à la main, les ai approchés au gré d’une excitation sans cesse renouvelée, aurai-je la volonté, le courage de mettre cet animal, objet de tous mes souvenirs d’enfance, dans ma ligne de mire ?

Cette question existentielle s’affine à même la brise.

Dans ce décor hautement magnifique le chamois change de stature. Il fait partie d’un plan de chasse. Il ne se laisse plus approcher aussi près que je pouvais le faire dans les limites du parc. D’instinct, la bête devient gibier et instaure entre elle et le chasseur une relation voire même une connivence que je méconnaissais jusqu’alors.

L’approche participe de cette connivence, l’instaure subrepticement, la nourrit jusqu’au plus profond de notre corporéité sensible. Elle devient le symbole de tous les efforts fournis pour enfin pointer le chamois dans sa ligne de mire. C’est un instant particulier empreint de recueillement, de respect et d’attention fine et réciproque.

Paradoxalement – et je ne sais l’expliquer pourquoi – cette sensation s’est produite sans l’apparition d’aucun chamois. Et oui, notre attente fut vaine en ce premier jour de chasse. Vaine mais ô combien fructueuse pour mon expérience de chasseur désarmé et néophyte ! La chasse vous fait parfois de ces miracles !