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Jean-Paul13
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Cerf
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Augustin Empty Augustin

Ven 22 Fév 2019 - 9:32
Extrait du livre " Toine des garrigues"

Il ne sait pas quand ça a commencé à déraper. Mais ça a dérapé.
Tout a pris du retard : les cultures, les montres et même la grande
horloge dans la salle à manger.
Augustin il a fallu le laver, il n’a pas voulu comme ça dans la
salle de bains, il a préféré le faire dans la mare aux canards. Il avait
les ongles si sales qu’on ne les distinguait pas du reste de ses doigts.
Alors il a plongé dans la mare.
On aurait pu croire que les éléments situés dans son cerveau
étaient presque en fin de vie, il ne parlait pas. Les premiers mots qu’il
a prononcés, c’était lors de ce premier bain, dans la mare.
Il a dit :
— Moi, je suis dans la terre.
Il est sorti de la mare, un peu plus propre peut-être, plein de boue,
plein de la terre.
Adeline a fait les papiers, Augustin est salarié agricole à temps
partiel.
Pour travailler, il travaille, il travaille avec Toine à la plaine du
Ceize.
Toine le laisse faire, Augustin à l’air de connaître le métier, ce n’est
pas un apprenti, ce n’est pas l’un de ces néo-ruraux qui se découvre
un beau jour agriculteur ou l’un de ces hurluberlus qui court en ville
en fluo embrumé de vapeurs d’essence. Comme le Guillaume.
Augustin a fait le tour des champs du Ceize, il a pris le temps.
Il n’a pas fait de longs discours, il a mis les mains dedans, comme
quand on met les mains sous la peau des cochons, il y a le gras, le
chaud, la viande chaude. Là, il y a le gras de la terre, les vers de terre,
et puis ça file sous les doigts, comme le sable de la plage, c’est bon
signe, ça veut dire que la terre est prête, qu’elle est d’accord. Elle
attend, elle attend, elle peut attendre longtemps.
Le dimanche, ils vont pêcher la dorade pas loin des Saintes. Toute
la famille, Adeline, Toine, Augustin et le petit blond. Zoé reste à la
Grande Bastide, elle veille. Elle veille toujours, elle ne reste pas loin
de là où le frère a enterré le Tobby, elle y met sa chaise, elle y met ses
grosses fesses dessus et elle fait son tricot.
Quand ils reviennent, il fait déjà bien nuit. Ils sortent les petites
dorades, ils allument le feu. Elles sont bien grasses, ils mangent tout
le gras des poissons, surtout Augustin qui se lèche les doigts, l’un
après l’autre, avec parcimonie.
Après, il va près du Tobby, il dit sa phrase :
— On est tous dans la terre.
On ne sait pas quand ça a commencé à déraper, mais ça a dérapé.
On aurait pu s’y attendre, ça ne pouvait pas continuer comme ça.
C’est le cycle.
Les saisons pas comme d’habitude, les gens qui font des choses
insupportables, que l’on ne peut pas comprendre, les attentats du
11 septembre, puis ceux du vendredi 13 en France, puis ensuite en
Belgique.
Devant l’écran de la télévision, il y a Toine et Augustin, incrédules.
Lui il ne dit rien, pour la terre il sait, pour les saisons, il sait.
Pour les cons il ne sait pas, ça le dépasse.
Adeline s’occupe de Benoît, chaque soir c’est le même rituel
qu’au temps du frère. Benoît grandit, il tète goulûment, il a les joues
remplies de lait maternel, il profite de bien prendre. C’est toujours
ça de gagné. On dirait qu’il le sait le petit blond, c’est l’instinct, il
fait son gras, on ne sait jamais. C’est comme les chiens, ils devinent
quand ça ne va pas, quand ça commence à tourner.
Depuis qu’il y a Augustin, la terre donne un peu plus, avec
parcimonie, elle se fait dorloter. Augustin sait y faire, mieux qu’avec
une maîtresse. Il la caresse délicatement, jamais un geste plus appuyé
qu’un autre, au contraire, il lisse le dessus.
C’est délicat la terre, surtout quand elle n’a pas été cultivée depuis
plus d’une génération, elle fait sa chochotte, il y a trop longtemps
qu’elle est en jachère.
Petit à petit, ils s’entendent bien tous les trois là-haut, Augustin,
Toine et la plaine du Ceize.
En bas, à la Grande Bastide aussi, Adeline, le petit blond et Zoé.
Ce qu’il manque, ce sont les oiseaux. À part Coco et sa famille
et les sarcelles de la mare, c’est le silence complet, pas un moineau,
pas une sittelle, pas une seule bergeronnette, pas un pipit, même pas
une mésange, seulement les tourterelles turques qui ne manquent pas
de réveiller tout le monde inlassablement et cela quelle que soit la
saison.
Les fourmis c’est pareil, finies les colonies que l’on suivait sur des
dizaines de mètres, et les abeilles aussi, Augustin les prend dans sa
main, mourantes, elles n’ont même plus la force de piquer.
Aujourd’hui, ils font tout en titane, les avions, les voitures et les
prothèses des vieux.
Mais rien est fait pour les oiseaux, les fourmis et les abeilles.
Et meurent les vergers, les légumes. Et meure la terre.
Toine et Augustin vivent au jour le jour, à l’ancienne. Ils voient les
choses, ils savent que ça change.
Mais ce qui importe, c’est la culture de maintenant, c’est l’espoir
qui est dedans.
Les deux là, ils s’apprécient, ils sont l’un pour l’autre dans le travail,
il n’y a pas cette relation de patron et d’ouvrier, c’est mentir de penser
cela. Le travail de la terre ne laisse pas le temps pour ces choses-là,
pas chez ces gens-là. Peut-être sur les grosses « exploitations » où
à l’époque les ouvriers agricoles venaient d’Italie, du Portugal.
Aujourd’hui on connaît tous les « patrons » qui donnent les clefs des
serres et de la maison au « marocain » quand ils partent une fois leur
vie en vacances… ou à la retraite !
C’est comme cela avec Augustin.
Mais ce n’est pas cela qui a fait revenir ni les oiseaux, ni les
fourmis, ni les abeilles.
Toine a montré le secret de la pierre du ciel à Augustin, il a la
pierre dans sa main, l’autre la regarde :
— On est tous dans la terre…
— Oui, mais celle-là elle vient du ciel…
— Elle est du ciel, mais elle est de la Terre !
Toine ne comprend pas vraiment. C’est qu’Augustin dit les choses
comme cela, c’est sans discussion possible, il n’y a rien à ajouter.
C’est une prémonition, un événement anodin en apparence,
en apparence seulement. Un événement, puis un autre. Ce genre
d’événement, l’un après l’autre qui te fait penser que ça ne va plus
vraiment rond, c’est annonciateur. Comme le souffle de l’air qui
tourne de plus en plus alors qu’il fait un temps magnifique, que la
foudre va frapper, – l’oiseau de feu – puis la grêle.
En tous les cas quelque chose de pas trop sympathique, de
destructeur.
Toine et Augustin ont fini le travail à la plaine du Ceize.
Toine le sait, ils vont venir.
Ils laissent les outils, ils laissent la terre, elle peut attendre un peu,
ils ont bien travaillé, cela suffit pour aujourd’hui.
Il n’y a pas à attendre bien longtemps, Toine le sait, il sait leurs
habitudes, même s’il ne les a pas vus depuis des semaines.
— Tu vas voir le secret des secrets, il ne faut le dire à personne,
c’est très important, c’est important pour eux, pour la garrigue, pour
tout.
Augustin est figé, Toine à côté de lui. Ils ne se cachent pas. Ils ne
bougent pas. Ils sont là, plantés comme des sentinelles au milieu du
champ. La lumière se fait plus rare, plus douce.
On pourrait entendre l’eau qui coule sur les pins, mais il y a
longtemps qu’il n’a pas plu.
On pourrait entendre les cigales de la colline, mais ils ne les
entendent pas, pourtant il a fait bien chaud.
Ils pourraient entendre la terre soupirer parce qu’il a fait bien trop
chaud l’après-midi et que le peu d’humide qui effleure sa peau suffit
à peine à calmer les brûlures.
Ils sont venus au tout début de la nuit, sans peur, tous ensemble,
d’un seul coup…
— Ils sont tous là, la harde des cerfs Sika, regarde !
Le grand cerf, la biche et deux ou trois faons, on ne voit pas bien.
Ils ont une démarche particulière, ils ne marchent pas, ils ne sautent
pas, ils ne courent pas, c’est vraiment très particulier.
Augustin les voit descendre de la colline, tout droit, sans détour,
l’un derrière l’autre. Cela lui rappelle une comptine de son enfance
« quand trois poules vont au champ, la première va devant, la seconde
suit la première, la troisième va derrière, quand trois poules vont au
champ, la première va devant… », ça le fait rire.
Les Sikas ne dévient pas pour autant, ils restent au bord du champ,
à moins de 30 pas de Toine et d’Augustin.
— C’est un grand secret, il faut le dire à personne… Les cerfs
Sikas, les hommes disent que c’est une espèce « invasive », comme
l’écureuil d’Amérique ou la tortue rouge. Ils veulent l’éradiquer, les
éliminer jusqu’au dernier, alors c’est le secret des secrets, on ne les
a pas vus.
— C’est cadeau de la terre, on ne les a pas vus…
Ils sont restés un moment un grand bonheur dans le coeur et un
grand secret à tous les deux. Le grand secret des cerfs Sikas.
Rien que cela, c’est mieux que de lier le sang.
C’est mieux que frères de sang.
Maxou1383
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Sanglier
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Localisation : Le Nord du Var
Date d'inscription : 01/02/2014

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Ven 22 Fév 2019 - 10:26
Merci Jean-Paul, ça m'a permis de me replonger dans ce chouette livre que j'ai découvert à sa sortie et que j'ai beaucoup apprécié. Extrait captivant!
À quand la suite de "Toine des garrigues" ? Augustin Content
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